Le Pont à Transbordeur de Marseille

Chapitre IV - EXPLOITATION du PONT A TRANSBORDEUR -

Dès sa mise en service, de nombreux visiteurs, curieux, riverains, travailleurs ou touristes, empruntèrent ce nouveau moyen de transport pour passer d’une rive à l’autre. Mais également l’ascension sur la passerelle du pont était devenue l’une des promenades dominicales favorites des Marseillais. Il en fut ainsi durant de nombreuses années avec toutefois des écarts importants dans la fréquentation en fonction d’événements internes ou externes.

La Tarification:

Les tarifs étaient fixés par arrêté préfectoral. Au fil des ans, la direction a obtenu en fonction de la conjoncture, des augmentations du tarif du passage sur la nacelle qui, par exemple pour les piétons, a évolué comme suit :

evolution des prix

Entre 1905 et 1920, les tarifs sont resté inchangés. L’augmentation du tarif de 100% en 1920 résorbait le retard et était consécutif à l’augmentation générale des prix des matériaux d’entretien et de la main d’œuvre. La forte augmentation de tarif de 1940 faisait suite à une demande de Mme ARNODIN-CHIBRAC qui avait mis en évidence « la situation exceptionnellement difficile qui nous est faite tant par le bouleversement économique que par les tarifs parcimonieusement accordés dans l’exploitation ». Elle demandait soit de porter le tarif de 0,35 à 0,60 F, soit de faire supporter la différence par la ville et/ou la chambre de commerce, soit le rachat de la concession. Dans son arrêté de mars 1940 portant le prix du passage de 0,35 F à 0,50 F, le préfet imposait l’institution d’un compte spécial pour travaux de grosses réparations. L’année suivante, il accordait un relèvement du tarif de 0,10 F qu’il imposait d’affecter au compte spécial pour travaux de grosses réparations.

Un premier arrêté du 25 janvier 1906 instaurait un tarif à titre provisoire d’abonnements au profit des ouvriers travaillant pour un service public ou dans un établissement de Marseille. Il était personnel et fixé à 3 francs par mois. Il donnait droit à 4 passages/jour sauf les dimanches et jours fériés. En cas de fraude dûment constatée, il était supprimé sans remboursement.

En juin 1907 lors de la mise en service de l’ascenseur, le tarif suivant a été mis en place :

tarifs de l'ascenseur

Un arrêté du 18 avril 1906 fixait les horaires d'ouverture qui étaient variables en fonction des saisons.

Un autre arrêté du 2 juin 1911 stipulait que devaient être transportés gratuitement les fonctionnaires ou agents chargés de l’inspection, du contrôle et de la surveillance du pont, au vu de cartes personnelles qui devaient leur être délivrées par le concessionnaire.

cartes de circulation

Deux cartes de circulation donnant accès au passage et à l’ascension du pont à transbordeur - Collection Jean-Claude BOUZE -

Le passage était gratuit pour les enfants de moins de 3 ans, les troupes en marche, les corvées encadrées, et les sapeurs pompiers en corps.

En juin 1915, des prisonniers allemands étaient internés dans les forts Saint Jean et Saint Nicolas. Pour se rendre le matin au travail sur les quais et retourner le soir, ils bénéficiaient d’un prix de passage réduit de 50%.

La fréquentation

Tableau des fréquentations en nombre de personnes entre 1906 et 1941:

frequentation nacelle: vehicules nacelle: personnes tablier par escalier tablier par ascenseur

Dès la première année d’exploitation, on comptabilisa 1 127 692 passages dont 29 828 ascensions à pieds sur la passerelle. La tenue à Marseille des deux Expositions Coloniales de 1906 et 1922 qui ont duré chacune 7 mois et attiré un grand nombre de visiteurs, ainsi que l’Exposition Internationale des Applications de l’Electricité en 1908, ont certainement eu une incidence positive sur la fréquentation du pont.

Paradoxalement, les meilleures années de fréquentation du pont sont les années 1914 à 1920, prouvant que la première guerre mondiale n’a pas eu de conséquences sur son utilisation. Le record de fréquentation a été réalisé en 1919 avec 1 592 699 passages. On note également qu’à partir des années 20 le nombre de passage de véhicules chute fortement sans doute en raison du développement important du parc automobile.

Toujours en 1920, un incendie survenu dans la salle des machines détruira les 2 moteurs qui furent remplacés à la hâte par 2 vieux moteurs de tramways moins puissants et qui auront pour effet de doubler le temps de la traversée, incitant ainsi les automobilistes à contourner le Vieux Port avec leur véhicule.

Les effectifs:

C’est à partir du siège social fixé à Orléans, que Ferdinand ARNODIN gérait et tenait les comptabilités de ses 3 Ponts.

A Marseille la gestion était assurée par un gérant salarié qui animait une équipe composée par: 1 contremaître /mécanicien, 5 hommes de nacelle, 4 caissiers et 1 garçon d’ascenseur. Le premier Gérant était M. MAZERAT. En 1939 le gérant était M. CURBILLON de CHASTENEY.

Durant la première guerre mondiale, la majeure partie de l’effectif a été mobilisé, ce qui a eu pour effet de perturber le bon fonctionnement du pont. Mais grâce aux efforts du gérant resté en fonction, des solutions de remplacement furent mises en place et permirent le maintien et le développement de l’activité.

Les nouvelles lois sociales de 1936 instaurant les congés payés et la semaine de 40 heures furent appliquées. Mais en 1937 le pont connut sa première grève du personnel qui dura 2 jours, du 12 au 14 avril. Le personnel obtint des augmentations de salaires auxquelles la Commission Départementale de Conciliation fit ajouter une indemnité appelée « allocation de vie chère » de 1,50 fr. par jour au titre du réajustement du coût de la vie. Seuls les salaires du gérant et du contremaître furent maintenus respectivement à 1 250 et 1 400 frs/mois. Le salaire des caissiers passa de 400 à 600 frs/mois. Celui des hommes de nacelle passa de 25 à 35 frs/jour. Et celui du garçon d’ascenseur passa de 11,65 à 20 frs/jour.

Si bien que la masse salariale annuelle qui était avant la grève de 94 000 fr. passa à 130 800 fr. ce qui eut pour incidence de contribuer au déséquilibre financier de l’exploitation.

Les contrôles techniques et l’entretien:

Le cahier des charges annexé au décret du 8 mars 1902 listait une série de vérifications techniques à pratiquer une fois par an et imposait des visites quinquennales au cours desquelles seraient reprises les épreuves effectuées lors de la réception de l’ouvrage de 1905, afin de vérifier le maintien de la bonne résistance des matériaux. Ce sont les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui étaient chargés d’effectuer ces contrôles. Ils devaient dans leurs rapports déterminer les travaux à entreprendre. Le personnel, quant à lui, était chargé de l’entretien du matériel.

Voici en résumé quelques extraits des comptes rendus de visites :

Compte rendu de la visite du 7 janvier 1910 : « l’ouvrage est en bon état d’entretien mais une visite générale de tous les boulons et rivets est à faire car l’ensemble a été soumis pendant environ 1 mois à des trépidations provenant du treuil commandant la marche de la nacelle ».

Compte rendu de la visite du 22 avril 1912 : « L’ouvrage est en bon état d’entretien. La visite des boulons et rivets n’a pas pu être faite. Toutefois rien d’anormal ne se produit. Nous ne croyons pas urgent de prescrire cette inspection ».

Compte rendu de la visite du 10 novembre 1919 : « A l’heure actuelle l’entretien du pont transbordeur laisse beaucoup à désirer : bois en mauvais état, fers attaqués par la rouille, câbles oxydés. Malgré cela, nous pensons qu’il n’y a pas de danger à le maintenir en exploitation » Cette dégradation technique était la conséquence de la guerre de 14/18 durant laquelle une partie du personnel d’entretien était absent, ainsi qu’en raison de la pénurie des matériaux.

Compte rendu de l’épreuve quinquennale des 19/20/21 juillet 1921 : « suite à l’ébranlement général de la machinerie pendant les essais, le service a été interrompu le 22 juillet. Nous considérons comme satisfaisants les résultats des épreuves exécutées. Seule la traction de la nacelle a laissé à désirer compte tenu de l’installation de fortune par des anciens moteurs de tramways, qui a remplacé provisoirement la machinerie incendiée ».

Compte rendu de la visite du 30 août 1929 : « si l’ouvrage est en assez bon état d’entretien, il est à noter néanmoins que plusieurs câbles sont à changer. Le chemin de roulement mérite aussi une sévère vérification ».

En mai 1934, le Service Spécial Maritime des Ponts et Chaussées constatait que les visites annuelles n’avaient plus été pratiquées depuis 1921 (sauf en 1929) et qu’une seule visite quinquennale avait été faite en 1921 depuis la réception de l’ouvrage... L’ingénieur des Ponts et Chaussées répondait alors au contrôleur que « les soins constants de l’entretien nous ont permis de n’avoir en près de 4 ans qu’un seul arrêt de 3 heures pour cause d’accident mécanique. »

D’autres inspections, vérifications et contrôles portant sur les éléments clés de l’ouvrage eurent lieu les années suivantes et furent suivies par de petites réparations de surface. Mais en 1939, à la suite d’une inspection plus détaillée, on estima que le coût des travaux et grosses réparations à entreprendre s’élevait à 995.000 francs. Cet investissement devait être réalisé dès que les ressources nécessaires auront été réunies dans la caisse spéciale créée pour les grosses réparations.

En juillet 1940, l’ascenseur tombait en panne. Faute de moyens financiers il ne sera jamais réparé privant ainsi l’exploitation d’une partie importante de ses recettes.

En 1941 en plus de l’entretien normal, on a procédé au remplacement de 17 gros câbles et 10 petits.

Janvier 1942 : Rapport (en 9 pages) de l’expert J. B... du bureau VERITAS missionné par les Ponts et Chaussées. Il concluait comme suit : « Nous pouvons affirmer que l’ouvrage lui-même, s’il n’est pas en parfait état d’entretien, ne présente nulle part au point de vue profilés et assemblages métalliques, d’affaiblissements graves. Mais nous estimons que le câblage en est de beaucoup la plus mauvaise partie et que certains câbles, représentant environ 25% de l’ensemble, constituent un danger réel permanent.» A la suite de ce rapport, le poids autorisé a être transporté par la nacelle est ramené de 36 tonnes à 18 tonnes. En mars 1944 l’occupant avait fermé le pont. La nacelle venait de faire son dernier transbordement.

On constate donc que 20 ans après sa construction, le pont à transbordeur de Marseille avait durant la guerre manqué d’entretien, souffert de la pénurie de matériaux et avait subi des attaques dues aux intempéries. Si l’on ajoute à cette situation l’incendie de la machinerie remplacée par des moteurs moins puissants, la mise hors circuit de l’ascenseur et le développement du parc automobile, on comprend mieux l’entrée dans cette période de décadence qui, à terme, allait lui être fatale. Tous ces éléments réunis contribuèrent à donner le coup de grâce au pont. Bien que les passages se soient effectués jusqu’au bout en toute sécurité, la situation se dégradait progressivement sans que les gestionnaires puissent y remédier : les passagers se plaignaient de sa lenteur, du bruit, des projections d’huile provenant du tablier et se rendaient bien compte que leur pont était devenu désuet. D’autre part, côté charges d’exploitation, on constatait la montée sans cesse croissante des frais liés à la maintenance, associée à celle du coût d’achat des matériaux et du volume de la masse salariale. Côté recettes, elles diminuaient en raison du recul de la fréquentation et les demandes quasi permanentes de révision à la hausse des tarifs des passages ne suffisaient plus: les charges étaient supérieures aux ressources. Le déclin financier était amorcé. Pour compléter les recettes, Renée ARNODIN-CHIBRAC avait même envisagé en 1930 d’utiliser les structures du pont pour y faire de la publicité lumineuse. Elle avait obtenu l’accord de le préfecture moyennant la paiement d’une redevance domaniale en raison de l’occupation du domaine public, de 4.000 francs/an, mais finalement il n’y eu jamais de publicité sur le pont.

Ne pouvant plus faire face financièrement, Renée ARNODIN-CHIBRAC avait envisagé en 1939 la vente à la Mairie où à la Chambre de Commerce, afin de procéder à sa démolition et de le remplacer par un service de bac plus économique. Là non plus, ce projet qui fut accepté dans un premier temps, n’eut pas de suites sans doute en raison du début des hostilités.

Comptabilité:

Les résultats financiers présentés dans le tableau ci-après comprennent les dépenses habituelles de fonctionnement et d’entretien à l’exclusion du renouvellement du gros matériel dont on sait qu’il était chiffré à 995.000 fr. en 1939 soit 66% du coût de construction en 1905...

coûts d'exploitation
une vue sur le pont