Dès 1936, sans doute à cause des difficultés d’exploitation, de l’absence de rentabilité et en raison du mauvais état du pont, les héritiers ARNODIN avaient envisagé la cession de leurs droits de concession pour le prix de 650.000 francs. En effet le coût de remise en état du pont était chiffré à 995.000 francs, dont 23.000 pour les travaux de première urgence qu’ils ne pouvaient pas financer. Donc pour eux, la seule solution était de céder la concession.
La Direction du Port avait alors étudié le remplacement du pont par un bac dont la gestion pourrait être assurée par la Chambre de Commerce. Mais en raison de lenteurs administratives, 4 ans après le dossier n’avait toujours pas évolué...
Puis, le 5 mars 1940, le Ministre des Travaux Publics écrivait au Directeur du Port de Marseille pour lui demander d’entrer immédiatement en pourparlers avec les consorts ARNODIN afin qu’ils renoncent à leurs droits et qu’ils rendent les installations à l’Etat. En effet en ce début de guerre, l’Etat cherchait à mettre à disposition de l’armement tout le métal qui n’était pas indispensable à la vie économique du pays. Ainsi les parties métalliques du pont à transbordeur de Marseille devaient être reconverties puis utilisées pour la défense nationale. Il était alors envisagé que l’Etat verse une indemnité de 650.000 francs aux consorts ARNODIN (somme qui serait avancée par la ville à la Chambre de Commerce), que ce soit le Ministère de l’Armement qui prenne en charge la démolition dont le coût était estimé à 600.000 francs, et qu’une nouvelle concession serait accordée à la Chambre de Commerce pour l’exploitation d’un bac de remplacement pour piétons. Une liste des entreprises susceptibles de réaliser la démolition était alors dressée. Elle comportait un grand nombre d’entreprises régionales : Terrin, SPCN, Chantiers et Ateliers de Provence, Forges et chantiers de la Méditerrannée, Ateliers Noël etc... Mais aussi des entreprises nationales telles que Five-Lille, Gugenheim, Dayde.
Ce projet resta en suspens jusqu’en mars 1943 date à laquelle l’OFFA (office des Fers, Fontes et Aciers) envisagea la prise en charge de la destruction du pont en application de la loi du 29 septembre 1942 sur la mobilisation des métaux ferreux, afin de mettre le fer à disposition de notre industrie métallurgique qui en manquait cruellement. Etant précisé qu’au préalable, le Ministre Secrétaire d’Etat à la Production Industrielle ne voyait que des avantages à la disparition du pont dont les caractéristiques ne correspondaient plus aux nécessités du trafic. De son côté, la commission des sites avait estimé que « l’aspect du vieux port ne pouvait que gagner à la suppression du pont »
Donc, le 23 mai 1943 le Journal Officiel citait le pont à transbordeur de Marseille dans la liste des biens nécessaires à l’industrie.. Et c’est le 24 décembre 1943 qu’un arrêté de réquisition du Ministre de la Production ndustrielle fixait le montant de l’indemnité totale de rachat à titre de dépossession, à la somme de 681.278,20 francs. Le 20 mars 1944 l’OFFA lançait un appel d’offres en vue de la démolition et prenait possession du pont à transbordeur en apposant sur chaque embarcadère des panneaux sur lesquels était écrit :
« Secrétariat d’état à la Production Industrielle »
« Défense d’entrer »
« Danger de mort »
La nacelle avait cessé définitivement ses traversées.
Finalement ce sont les sapeurs des troupes d’occupations qui, à la veille de la libération de Marseille, et pour des raisons stratégiques (ils ne voulaient pas que le Vieux Port puisse être utilisé à des fins militaires), détruiront son pont à transbordeur dans la nuit du 22 août 1944 à l’aide de charges explosives.
Déjà, la veille, en vue d’isoler le Vieux Port, les allemands avaient coulé dans la passe le paquebot « Cap Corse » de la Compagnie Fraissinet. Mais en sombrant, le navire se déporta laissant une brèche permettant encore le passage des bateaux. C’est sans doute pour combler ce goulot que le pont à transbordeur fut précipité sur lui, obstruant ainsi définitivement l’accès.
Mais il existe deux autres versions de la fin du pont - peu plausibles - mais qui méritent d’être citées : selon la première, le souffle d’une explosion accidentelle de la poudrière du fort Saint Jean occupé par les allemands, aurait fait s’effondrer le pilier Nord entraînant dans sa chute le tablier. Selon la deuxième, dans la nuit du 21 août des débris projetés depuis les quais de la Joliette lors de leur destruction par les allemands auraient endommagé des câbles du pont le blessant et le rendant dangereux? et le lendemain il aurait été achevé? En ces jours intenses et troublés de la libération de Marseille, l’absence de journaux et d’informations fiables ne nous ont pas permis de valider ces deux versions.
Finalement, le pont à transbordeur de Marseille n’aura rien coûté à la municipalité, tant pour sa construction que pour sa démolition...
Il était si robuste, que seul le pilier Nord s’est effondré entraînant dans sa chute le tablier formant ainsi dans l’entrée du vieux port un inextricable enchevêtrement de ferrailles infranchissable.
Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, un journaliste et correspondant de guerre allemand, Walter Kiaulehn qui avait assisté aux opérations d’évacuation et de destruction du quartier du Vieux Port début 1943, avait tenté de sauver le pont à transbordeur...En effet, il écrivait dans la revue « Signal » en avril 1943 « J’implore le conseil municipal d’épargner le transbordeur ; il est non seulement meilleur, il est aussi plus beau que les hommes, dans cette mare nauséabonde, là-bas.. ;. si on le démolit, on s’en repentira bientôt ; il est un témoin de l’esprit créateur de l’homme, un monument du XIXe siècle ; quiconque aujourd’hui le trouve laid, comprendra un jour que ce squelette d’acier est animé du souffle divin qui entraîne les hommes dans leurs meilleurs instants ; dans trente ans, on trouvera le transbordeur beau, car alors nos yeux auront appris à saisir la beauté de l’époque des pionniers de la technique. »
Quant au pilier Sud, tel un moignon démantibulé, il se dressait encore dangereusement au-dessus du port. Un an après, la paix revenue, il fut dynamité par les Ponts et Chaussées le 01 septembre 1945, à l’aide de 400 kilos d’explosifs.
Le pont transbordeur de Marseille n’était plus, il entrait dans la légende... Et le vieux Port venait de retrouver sa physionomie du début du siècle...
Sans aucun espoir de reconstruction d’un ouvrage qui avait été condamné depuis longtemps, c’est seulement en mars 1947 que l’achèvement complet des travaux de dégagement des ferrailles immergées fut réalisé par la société Oxy-Coupage. Un procès verbal daté du 26 mars 1947 constata la disparition complète des 1.180 tonnes de ferrailles du pont.
Compte tenu que la démolition du pont avait été programmée antérieurement, la ville de Marseille ne put prétendre à aucune indemnité pour dommages de guerre.
Le pont mutilé après sa destruction partielle.